Les personnes maltraitées et leur mise sous silence, M.C. GEORGE

Le problème est-il bien celui du silence des victimes ? ou plutôt celui de la SURDITÉ des proches, des professionnels et de la mise sous silence des victimes ?

Les psychologues et les psychiatres sont encore peu formés à l’écoute de la maltraitance et même " déformés ", se défendant par toutes sortes de rationalisations sur les fantasmes et la jouissance des enfants… Les thérapeutes sont comme les autres devant cette horreur de la maltraitance des enfants et ont quelques difficultés à l’entendre derrière les symptômes de leurs patients qui ont appris à se taire.

Lorsque ceux-ci viennent se plaindre de situations de violence sans pouvoir " mettre en mots " leur souffrance, les thérapeutes sont déroutés et ils évoquent le registre de la perversion ainsi que les très fortes résistances à y renoncer. Ces patients ne viennent pas exprimer une demande explicite de " soins ". Les professionnels pensent souvent qu’on ne peut les " guérir " et redoutent les relations avec les services de police et de justice auxquels ils sont confrontés.

Certains récits d’adultes maltraités dans leur enfance ont évoqué pour moi la loi du silence pendant l’occupation : on entend des cris, des bruits, des coups ; il y a des traces. Chacun chez soi essaie de ne pas entendre et comprendre. " On " ne dit rien parce qu’on a peur. C’est une peur sourde, peu articulée, souvent injustifiée. " On " pense aux représailles, alors on ne parle pas. Le devoir de signalement devient délation. C’est alors la loi du silence et du plus fort qui règne.

Les victimes sont aussi des hommes : peu osent dire qu’ils ont été maltraités, qu’ils ont été des petits garçons violés et incestés par des femmes, des mères, des grand-mères. C’est le tabou total : on n’en parle jamais. Lorsque ces hommes devenus adultes arrivent à en parler, ils banalisent en dissimulant leur souffrance derrière un sourire pour maintenir l’image de l’homme fort : " j’ai été déniaisé très tôt ". Les conséquences sur leur vie affective sont dramatiques.

Il y a aussi des hommes battus par leur compagne. Souvent, en situation de chômage, certains hommes se dépriment, s’enferment chez eux. Leur femme sur qui tout repose, angoissée et impuissante devant la passivité de l’autre, finit par le frapper. Cette situation est tout aussi insupportable pour ces femmes qui en arrivent aussi à maltraiter leurs enfants. Dans ces familles en grande difficulté, le seul langage est celui de la violence et des coups.

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Psychologue dans un service public de santé mentale, j’ai été amenée de plus en plus fréquemment à recevoir des adultes ayant vécu des situations de maltraitance dans leur enfance ou actuellement.

Ce sont surtout des femmes qui viennent demander une thérapie en disant : " j’ai entendu dire que si on a été maltraité, on devient maltraitant. Il faut m’aider à ne pas répéter ce que j’ai vécu ". Ces personnes n’ont jamais porté plainte et sont encouragées dans leur démarche par l’action des médias et les conseils de leur médecin généraliste.

Les généralistes ont une place importante car ils sont les premiers confrontés aux traces des coups et aux symptômes somatiques de victimes. Eux aussi, ils sont peu formés à voir et entendre cette souffrance de l’adulte ou de l’enfant maltraité qui n’a pas de mots pour la dire, qui n’a que son corps pour l’exprimer.

Alors pourquoi ce silence ?

Dans toutes ces situations de maltraitance, la contrainte et la violence physique viennent là où la parole est impossible pour exprimer l’amour et la haine, où l’agressivité ne peut être médiatisée et exprimée par des mots. L’acte vient en lieu et place des mots. Le maltraitant considère l’enfant comme un adulte ou un objet fétiche et l’enfant n’est pas en mesure de se défendre ou de se défaire. Il est pris en otage et se tait.

L’enfant maltraité est pris dans une relation paradoxale : le parent censé avoir désiré son existence et être le donateur d’amour est celui qui le traite comme un objet et risque de l’abandonner. L’enfant est dépendant de ses parents et il a besoin d’être protégé. Placé devant cette alternative de garder ou perdre, il choisit de garder le lien quelque soit le niveau de violence physique ou psychologique du parent maltraitant. Les effets de la maltraitance psychologique où le parent dénigre son enfant : (il est rien, il est méchant, laid etc.) sont encore plus dévastateurs que les coups. En effet, l’enfant se construit dans la relation avec les parents et il intégrera comme sienne cette image négative.

L’enfant couvre le parent car il a encore plus peur d’être abandonné et il se rend acteur : " on me bat parce que je suis méchant ", " je l’ai mérité ", " c’est pour mon bien ". Dans les cas d’inceste " j’ai honte parce que mon père m’aimait trop ". L’enfant dans son développement a besoin d’exprimer aux parents son agressivité, son amour, son désir de séduction et il se construit en rencontrant la limite que ceux-ci lui opposent. L’enfant maltraité au contraire est coupable d’avance et se construit en " négatif ". L’enfant a besoin du lien d’amour avec les parents et il est prêt à tout pour le garder. Il se tait et se rend acteur en étant coupable. Justifiant la maltraitance, il lutte ainsi contre le statut d’objet.

Qu’est ce qu’il en est de l’autre parent ? Est-il passif ou complice ? Il est souvent complice car il vit lui-même une relation perverse avec son conjoint.

L’enfant a pu se construire et il lui demande de la protéger. Le plus souvent, l’enfant grandit avec son secret, cherche à alerter des personnes extérieures à la famille, à l’école, au collège et peu d’adultes entendent sa souffrance.

Les adultes que j’écoute en psychothérapie parlent d’abord longuement des conséquences de la maltraitance vécue dans leur enfance sans pouvoir l’évoquer vraiment. Ils idéalisent souvent leurs relations avec leurs parents et solidement établie, ils semblent terrorisés de dire leur secret. Un soutien important doit être apporté par le thérapeute pour les aider dans cette passe difficile car ils revivent le risque de la perte du parent et son abandon. Après avoir parlé enfin, ils disent tous leur soulagement et le sentiment de sortir d’un cauchemar.

Les manifestations que présentent ces patients sont diverses et doivent alerter les professionnels : 

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    • Une angoisse diffuse sans raison précise, des phobies (transports, groupes) qui rétrécissent leur vie sociale, des insomnies, des épisodes dépressifs avec des idées suicidaires.
    • Des douleurs : (lombalgies, migraines etc.…) qui résistent à tous les traitements. Leur souffrance parle par le corps car il n’y a pas eu d’élaboration mentale. Le médecin généraliste a une place importante, peut les aider à parler de leur secret et les amener à faire une psychothérapie.
    • Des difficultés dans les relations sexuelles : très fréquentes chez les femmes qui vont jusqu’au refus de tout contact physique.
    • L’oubli d’une grande partie de leur enfance : on peut l’expliquer par la sidération de l’enfant pendant les scènes de violence familiale, par le refoulement d’événements traumatiques. J’ai constaté ces symptômes chez plusieurs membres d’une même fratrie. Pendant leur psychothérapie, ils reconstruisent leur histoire en articulant les souvenirs des uns et des autres.

Tous ces symptômes s’accompagnent de façon paradoxale d’une bonne adaptation à la vie professionnelle. Les professionnels doivent apprendre à décrypter derrière ces tableaux atypiques l’existence d’un secret et accepter d’entendre les horreurs qu’ils taisent depuis si longtemps.

Pour conclure, je voudrais évoquer ce que m’ont enseigné deux patientes à propos du silence…

Une jeune femme me parlant de ses relations conflictuelles avec son compagnon finit par raconter les sévices infligés par leur mère à elle-même et ses frères. Situations de rare violence cachée soigneusement par les enfants à l’assistante sociale parce qu’ils avaient compris qu’on allait les séparer et les placer. Puis, à plusieurs reprises, avant de parler d’autres sévices subis par elle de la part de son compagnon violent, elle me dit : " je peux vous dire ? " et quelques instants après : " je peux vous dire encore ? " et deux semaines après, d’un air hésitant : " je peux encore vous dire ? ".

C’est alors que j’ai enfin compris qu’elle me demandait si j’acceptais de souffrir, d’entendre les horreurs qu’elle avait vécues… Ne plus se taire, dire ces horreurs, c’est faire une très grande violence aux autres et les enfants en sont conscients…

L’autre patiente est une très jeune femme qui a vécu des violences sexuelles dans une famille nourricière. Après un long travail de thérapie où elle s’est reconstituée comme sujet, elle fut très angoissée quant elle dut témoigner dans le procès de cet homme arrêté après plusieurs autres viols d’enfants. Je lui demandais comment elle expliquait maintenant le silence qu’elle gardait depuis son enfance, et voici notre dialogue : 

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    • " l’enfant ne peut pas parler quant il n’a pas le droit. Il n’a de droits que si les parents les lui donnent. Si les parents ne lui reconnaissent aucun droit, comment l’enfant peut-il parler s’il n’en a pas le droit "
    • " mais maintenant adulte vous pouvez peut-être dire que vous avez été une enfant maltraitée "
    • " ah non j’ai honte "
    • " honte de quoi ? "
    • " c’est vrai on n’est pas coupable. Remarquez l’autre jour j’ai rêvé que je criais et après je racontais tout à une amie… "

Avec les patients adultes que je reçois en psychothérapie, je travaille la question du silence et comment ils peuvent assumer d’oser dire : " j’ai été un enfant maltraité ".

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Le silence des victimes a été longtemps considéré comme un problème psychologique alors qu’il est un phénomène psychosocial. Il y a des silences des personnes maltraitées face à la surdité du groupe social ;

Dans notre société française, on a cru arriver à un système éducatif idéal et cette surdité est le mécanisme du groupe social pour maintenir cette image idéale des relations entre les parents et les enfants. Dans la réalité il en est tout autrement et la crise est profonde.

Il y a un lien entre le silence des enfants maltraités, le silence des survivants des camps de concentration et le silence des soldats appelés pendant la guerre d’Algérie. Eux aussi n’ont pas pu parler, ils ne peuvent toujours pas dire ce qu’ils ont vu et vécu. Ils se heurtent à la surdité du groupe social qui refuse l’image insupportable ainsi renvoyée de sa responsabilité dans de telles horreurs et violences. En fait, nous en sommes tous les dépositaires, les héritiers et nous avons à en parler comme les personnes maltraitées doivent pouvoir le dire pour que cessent ces horreurs.

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